Le moine, en les voyant s'éloigner ainsi, en désordre, présuma qu'ils allaient fondre sur Gargantua et ses gens et se contrastait grandement de ne pouvoir les secourir. Alors il avisa l'attitude de ses deux archers de garde, qui auraient volontiers couru derrière la troupe pour faire quelque butin; ils regardaient sans cesse vers la vallée où descendaient les autres. Frère Jean se mettait à raisonner en se disant :
« Ces gens-ci sont bien peu expérimentés en matière d'armes, car ils ne m'ont pas une fois demandé ma parole et ne m'ont pas ôté mon braquemart. »
Aussitôt, il tira le braquemart en question et en frappa l'archer qui le gardait à droite, lui coupant complètement les veines jugulaires et les artères carotides, avec la luette, jusqu'aux amygdales et, en retirant son arme, il lui fendit la moelle épinière entre la deuxième et la troisième vertèbre : l'archer tomba là, raide mort. Et le moine, tournant son cheval à gauche, fonça sur l'autre qui, voyant son compagnon mort et le moine en posture favorable contre lui, criait d'une forte voix :
« Ah ! Monsieur le Prieur, je me rends ! Monsieur le Prieur, mon bon ami, Monsieur le Prieur ! »
Le moine criait sur le même ton :
« Monsieur le Postérieur, mon ami, Monsieur le Postérieur, il va vous en cuire sur votre postérieur !
– Ah ! disait l'archer, Monsieur le Prieur, mon mignon, Monsieur le Prieur, que Dieu vous fasse abbé !
– Par l'habit que je porte, dit le moine, je vais vous faire cardinal ici même : vous rançonnez les gens de religion ? Vous aurez un chapeau rouge sur-le-champ, et de ma main. »
Et l'archer criait :
« Monsieur le Prieur, Monsieur le Prieur, Monsieur l'Abbé futur, Monsieur le Cardinal, Monsieur le Tout ! Ah ! ah ! Eh ! non, Monsieur le Prieur, mon bon petit seigneur le Prieur, je me rends à vous !
– Et moi, dit le moine, je te rends à tous les diables ! »
Alors, d'un seul coup, il lui trancha la tête en lui ouvrant le crâne au-dessus du temporal, en enlevant les deux pariétaux et la suture sagittale avec une grande partie du frontal. Ce faisant, il lui trancha les deux méninges et les deux ventricules latéraux du cerveau. L'autre resta le crâne pendant sur les épaules, retenu par-derrière par la peau du péricrâne à la façon d'un bonnet de docteur, noir au-dehors, rouge au-dedans. Ainsi, il tomba à terre, raide mort.
Cela fait, le moine donne des éperons à son cheval et se lance sur la trace des ennemis qui avaient rencontré Gargantua et ses compagnons en terrain découvert. Leurs effectifs avaient tellement diminué à cause de l'énorme massacre qu'avaient fait Gargantua avec son grand arbre, Gymnaste, Ponocrates, Eudémon et les autres, qu'ils commençaient à se retirer précipitamment, tout effrayés, le sens et l'esprit troublés comme s'ils avaient eu sous les yeux la réelle et tangible apparence de la mort.
Et, comme vous voyez un âne, quand il a au cul un de ces taons que lâche Junon ou une mouche qui le pique, courir çà et là, en tous sens, jetant sa charge à terre, rompant son frein et ses rênes, sans prendre le moins du monde ni respiration ni repos, sans que l'on sache ce qui le prend, puisque l'on ne voit rien qui le touche, de la même façon, ces gens fuyaient, ayant perdu le sens, sans que l'on sût la cause de leur fuite. Seule les poursuit une terreur panique, terreur qu'ils avaient conçue en leurs âmes.
Le moine, voyant que leur seule préoccupation était d'assurer leur fuite, descend de cheval et monte sur une grosse roche en surplomb du chemin ; avec son grand braquemart, il frappait sur ces fuyards à tour de bras, sans se ménager, sans épargner sa peine. Il en tua tant, en jeta tant à terre qu'il brisa son braquemart en deux. Alors il se dit en lui-même que c'était assez massacré et tué, que le reste devait en réchapper pour en porter la nouvelle.
En conséquence, il empoigna la hache de l'un de ceux qui gisaient là, morts, et retourna sur son rocher, prenant du bon temps à voir les ennemis culbuter dans leur fuite parmi les cadavres; cependant, à tous, il faisait déposer piques, épées, lances et arquebuses. Quant à ceux qui portaient les pèlerins ligotés, il leur faisait mettre pied à terre et donnait leurs chevaux aux pèlerins en question qu'il gardait près de lui, le long de la haie, avec Toucquedillon qu'il retint prisonnier.
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